Un an. C’est douze mois, 52 week-ends, 365 jours. 31 millions 536 mille secondes.
Faisons un test. Éteignez votre ordinateur, et puis les lumières, et enfin les yeux. Bouchez-vous les oreilles et asseyez-vous par terre. Commencez à compter. Calmement, sans précipitation. Allez-y. Jusque 31.536.000, et peut-être plus après, on vous dira.
Ce décompte n’est même pas un compte à rebours. C’est simplement le temps qui passe, seconde après seconde. C’est le sort d’Olivier Vandecasteele dans sa geôle minuscule et infâme d’Iran. Le sort aussi de sa maman, de son papa, de sa sœur, de sa famille, de ses amis. Comptons ensemble jusque 31.536.000 et même si on se trompe, ce n’est pas grave, on s’en fout, ça ne veut rien dire du tout. Parce qu’on doit tous être prêts à recommencer. Mouvement perpétuel, les yeux vont à gauche, 19.487.265, et puis à droite, 19.487.266, et puis encore à gauche, 19.487.267. Mouvement infernal, intenable, inhumain. Infligé par des mollahs qui dirigent avec haine leur pays au nom sacré d’une religion. Au nom de ce qu’ils appellent, les salauds, l’amour de Dieu.
Un jour, j’étais à Montréal pour donner une conférence dans le cadre d’un festival. J’étais bien à l’heure et il y avait une séance juste avant mon intervention avec trois courts-métrages de Beckett. Je m’installe confortablement dans mon siège capitonné, histoire d’encaisser le jetlag. Le programmateur arrive devant nous et explique qu’il y a eu une erreur dans la réception des films. Le premier qu’il va passer, il ne le connaît pas. Tout ce qu’il sait c’est qu’il s’appelle Was Wo et qu’il dure 13 minutes. Démarre le film, version bizarrement allemande du film What Where. Un film tout à fait particulier. Sans image. Et quasi sans son. Oui oui. L’écran reste désespérément gris. Bon, après une ou deux minutes sur treize, on se dit qu’il y a un problème. Mais soudain surgit un sous-titre en jaune. Qui traduit une voix qui susurre en allemand que « Le temps passe »… Et puis silence. Une minute à peu près. Et ensuite à nouveau un sous-titre. « C’est l’automne ». Et puis re-silence. Et ensuite encore ce « Le temps passe », sous-titre toujours en jaune sur cet écran foncièrement gris, horriblement gris. Y perçoit-on des formes, des ombres en ton gris sur ton gris ? on ne sait pas vraiment. Dans la salle, on sent une sorte de nervosité, des toussotements, des fesses qui bougent sur les sièges, des mains qui agrippent les accoudoirs, des pieds qui frottent le sol. « C’est l’hiver », disent maintenant les sous-titres. Et quelqu’un dans la salle de s’exclamer qu’heureusement ça ne dure que 13 minutes ! Toussotements, fesses, mains, pieds… Et puis, de temps en temps, on entend, dans le film quand même, des portes qui claquent, des cris qu’on ne comprend pas, des bruits métalliques. Et petit à petit, au gré des secondes qui avancent terriblement lentement, je commence à comprendre : Beckett nous a mis en isolation sensorielle. Comme un prisonnier dans sa cellule, qui ne voit rien, n’entend rien, ne parle à personne. Le pauvre gars, c’est du moins ce que je crois comprendre, ne peut s’accrocher qu’aux seuls sons qui l’atteignent, ceux de sa torture, ces chocs et ces coups qu’on entend et qui l’amènent à dire « Quoi et où ». Et à ces questions sur le quoi et le où, le gars est prêt à répondre n’importe quoi pourvu que ça s’arrête.
C’est ce que je ressens, moi, assis dans mon fauteuil capitonné, vivant d’impatience et de souffrance, ces coups, ces cris. Mais je sais qu’après 13 minutes, ça va s’arrêter, ouf !
Olivier Vandecasteele, lui, ne sait pas quand ça va s’arrêter. Was wo, what where, quoi où ? چی کجا ? Il entend des bruits lui aussi, ne voit rien que ses murs et, de temps en temps, ah ouf une présence humaine, ses geôliers. Il craint les bruits de choc et de coups, seuls sons qui l’atteignent. Et se demande sans doute ce que ça fait comme bruit les coups de fouet. Qu’il comptera un, deux, trois jusque 74. Et encore, si l’autre se trompe, il continuera. Un chouia en plus. Ont-ils un système en Iran pour compter les coups de fouet ? Un huissier de justice ? Et s’il en reçoit un 75ème, pourra-t-il se plaindre ? Auprès de qui ? quoi où ?
Lorsque je suis sorti de la salle à Montréal, j’ai croisé le programmateur et lui ai dit combien, wow, j’avais été ébranlé par ce film sans image et quasi sans son. « Mais attends, m’explique-t-il, la bande était viciée. En fait, ce film a des images ! C’est un fanatique de Beckett qui vient de m’interpeller en me le disant… »
Cette boulette technique aura donc finalement rendu ce film de Beckett encore plus fort. Oui, j’aurai donc vécu cette isolation sensorielle de 13 minutes grâce à un court-métrage abîmé. Et tout le monde dans la salle était dans un inconfort total, toussotements, fesses, mains, pieds, 13 malheureuses minutes, 780 pénibles secondes. Et encore il y avait les sous-titres jaunes !
Olivier, ses parents, ses amis égrènent les secondes depuis un an. 31.536.000 secondes aujourd’hui. Sans sous-titres. Sans explications. Sans justice.
Les Iraniens ? On n’attend rien des mollahs. Bien sûr. Ils sont dans un monde absurde, dégueulasse, crapuleux. Un monde d’injustice où tout le monde souffre. Un magnifique pays, paraît-il, et une si belle culture, ancienne, épique, de mille et une nuits. Mais un peuple martyrisé par des fous de Dieu, des tyrans sanguinaires dont il ne faut rien attendre en termes d’empathie ou d’humanité. Mais nos gouvernants… eux qui se disent humains et on les croit, eux qui se disent démocrates et on les croit, eux qui se disent respectueux de la justice et oui oui on les croit. Mais on dirait quand même qu’ils ne comptent pas comme nous. Oui, De Croo, Lahbib, Van Quickenborne et consort, on en est à 31.536.000, vous suivez ? Parce que maintenant, voyez-vous, c’est le compte à rebours qui est lancé. Olivier, il ne va plus longtemps se poser la question was wo.