Gare du Nord de Bruxelles. Je suis dans le train, occupé à travailler sur mon ordinateur. Des cris jaillissent du début du wagon, à l’opposé de ma place. Un moment, je crois qu’il s’agit de copines qui rigolent un peu trop fort. Mais les cris se montrent plus agressifs. Des bras se lèvent. Des coups semblent pleuvoir. On distingue deux types de cri : des agressifs, violents, hargneux ; et d’autres de plainte, de peur, de fuite. Je ne vois pas bien. Des voyageurs qui venaient d’entrer dans le train entourent les deux jeunes femmes qui semblent se battre. Certains semblent essayer d’intervenir. Je ne comprends toujours pas. Une employée de la Sncb, assise à ma hauteur de l’autre côté du couloir, appelle les services de sécurité. Tout ça va très vite. Mais la fille tapeuse semble en avoir fini avec la fille tapée. Elle traverse le wagon de ses pas enragés, le regard haineux, suivie par, à l’évidence, son jeune frère, le regard honteux. Le silence ne se fait pas pour autant. La jeune femme agressée pleure, pleure, pleure, avec toujours des voyageurs ébahis autour d’elle. Je me rapproche. Hoquetante, elle commence à expliquer à tous ces regards attendris et solidaires qu’elle et l’autre se sont un peu touchées en passant la porte. Et puis que l’autre l’a agrippée par l’arrière, en lui tirant les cheveux et en la frappant au visage et dans les cotes, et en la traitant de sale putain. Elle est tuméfiée à la lèvre. Et surtout elle semble traumatisée.
On lui tend un mouchoir, on lui parle, on essaie de la calmer, la rassurer, c’est fini, elle n’a rien à se reprocher. Le personnel du train arrive, assez vite. Et puis les services de sécurité, les flics du chemin de fer. Tout le monde est sympa avec elle. Humain. Elle part avec les flics à la recherche de l’exécrable Cruella. Elle nous laisse ses affaires, son portable, ses papiers. Et nous, on attend, partageant nos maigres mots de flamand et de français. Ils viennent moins facilement quand l’émotion est forte. Et on la sent, cette émotion, cette humanité. On est tous traumatisés avec cette pauvre gamine. Le chef de train annonce que le train aura du retard “pour cause d’agression sur un voyageur”. On a envie que l’abjecte soit arrêtée, et qu’elle doive payer non pas seulement pour les coups, mais aussi pour l’emmerdement qu’elle provoque chez des centaines de personnes. Mais la frappeuse s’est enfuie. Elle a entendu le message sans doute. Tout le monde se retrouve. Les flics prennent en charge la jeune tuméfiée. Ils vont essayer de coincer l’autre au prochain train. On espère tous que ce sera le cas.
Bête fait-divers, mais qui fait peur. Dix pourcents de méchanceté, 90 pourcents d’humanité. Mais la fille agressée, ce soir, cette nuit, et peut-être toute sa vie, gardera en mémoire nettement plus ces dix pourcents. C’est injuste, et on est impuissant. Cette jeune fille aux lèvres tuméfiées ne lira jamais ce papier, pas plus que mes compagnons de wagon, avec qui j’ai partagé ce moment d’émotion. Mais voilà, je pense à eux en ce moment. En les remerciant pour ce partage de 90 pourcents d’humanité. Et si on essayait 100 % ?