Je ne suis pas linguiste. Et pourtant j’ai une conviction : c’est que le vouvoiement va disparaître. Et c’est tant mieux.
Là où la plupart des gens considèrent le vouvoiement comme une marque de respect, je le prends au contraire pour un manque total d’assertivité, de sincérité. De capacité ou d’audace de s’adresser directement à une personne. Pourquoi en effet parler à l’autre au pluriel (en français et en allemand notamment) ou à la troisième personne, comme en espagnol ? Et le monsieur, il est content ?
Le tutoiement est infiniment plus respectueux : je te prends pour une personne à part entière et je m’adresse à toi, dans toute l’intégrité de ton être complet qui ne fait qu’un, unique. Le tutoiement n’est pas hypocrite, le vouvoiement, au départ, si.
Bien sûr, les codes sont passés par là. Il va donc de soi que le vouvoiement, aujourd’hui, ne peut plus être taxé d’hypocrisie. Mais plutôt que le respect, il manifeste essentiellement la distance. C’est évident en France, où le vouvoiement marque les différences hiérarchiques, ce qui n’est quasiment plus jamais le cas en Belgique francophone. Comment dit-on “vouvoyer” en espagnol ? “Traiter de vous”… Ca dit bien ce que cela veut dire.
On peut prendre les paris : d’ici 50 ans, le vouvoiement sera aussi obsolète et ringard qu’aujourd’hui le baise-main. Grâce à l’anglais, mais surtout du fait des moyens de communication d’aujourd’hui, qui vont plus vite à l’essentiel. Tu fais chiche, lecteur ?
2 commentaires pour A tu et à toi
Je vous connais bien, cher Pierre, qui autrefois me tutoyiez et que je tutoyais. Mais il y a des années de cela, c’était au temps heureux de Bruno, j’ai vieilli, vous aussi, sans doute, mais à quelque vingt ans de distance : en sorte que vous êtes maintenant en plein soleil, celui de 14-15 heures, et que pour moi la nuit est venue. A ce moment où sur moi l’ombre est grande, où je suis d’ailleurs apaisé, reconnaissant qu’elle s’est avancée sans menace, sans précipitation, moins comme une envahisseur que comme un médiateur, si bien que je lui trouve du charme et que je luis fais fête, j’ai retrouvé la douceur du voussoiement, métamorphosé en vouvoiement à cause de la caresse des vés. A qui donc dis-je vous ? Aux femmes, aux enfants, aux jeunes, à Dieu ; à mes assez nombreux correspondants virtuels aussi, même lorsqu’eux me tutoient. Je ne vous fais pas grief de voir les choses autrement, au contraire : je crois probable que la langue française se plie un jour, en bonne fille qu’elle est, aux moeurs dominantes anglo-saxonnes. Pareillement, en Belgique, le subjonctif a peu à peu disparu, écrasé par le dialecte des maîtres flamands "parfaitement bilingues", naturellement. Mais une nuance alors ne sera plus exprimée : vous avec qui je parle êtes aussi, quelque part, sous votre singularité, une pluralité, puisque vous êtes pour moi l’étranger. L’autre par rapport à moi. L’étranger que j’apprécie, puisque je lui écris. Un étranger tout de même, puisqu’il appartient à un monde où j’ai cessé de vivre et d’agir. Très cordialement
Très cher,
Ce mot est pour moi un moment de bonheur. Un cadeau inattendu. Une surprise. Bien sûr la référence à Bruno comme votre style que j’apprécie tant pouvaient me mettre sur la piste. Mais c’est bien plus le fond de votre texte qui en aura été la signature explicite : ce voussoiement dont je me souviens avoir entendu l’éloge il y a 34 ans. Vous étiez dans la force de l’âge, animant votre classe de la main du maître que vous étiez ; je sortais à peine de l’adolescence, cet âge et cette époque où nous étions séduits par la force et la simplicité du tu. Et vous qui nous délivriez si facilement du "Toi mon frère" nous aviez étonnés en expliquant que le vous (selon toi) marquait non pas le respect distant que l’on croit devoir à tout un chacun, mais bien l’admiration et la vénération que l’on manifestait aux plus aimés.
Je ne me souviens pas des mots précis, mais de mon étonnement, de l’intrigue qui s’était infiltrée en moi. Je trouvais belle cette utilisation du vous. Belle et poétique. Belle et aimante. Respectueuse et respectable. Mais difficile et somme toute assez inaccessible à nos longs cheveux et foulards rouges de camarades.
Peut-être vais-je vous étonner, mais à chaque fois que j’ai défendu mon approche de la disparition prochaine du vouvoiement – et je l’ai fait des dizaines et des dizaines de fois -, j’ai systématiquement pensé à ce troisième rang où je vous écoutais défendre le pluriel de la deuxième personne. De tous mes plaidoyers, il n’y en eut pas un seul, j’en suis sûr, où ma certitude ne fut pas titillée par cet autre regard vieux de plus de trente ans.
Trente-quatre ans de mon monde où donc vous avez continué à agir, quand bien même vous vous en êtes retiré. Par ces nuances de la langue et du respect. Mais aussi par ce plaisir que je ressens lorsque mes doigts fébriles s’amusent à choisir leurs touches et à les faire résonner dans mes oreilles.
L’âge nous atteint tous. Jamais je n’ai été plus vieux qu’aujourd’hui. Et jamais non plus je n’ai été aussi proche de ma mort. Derrière ces évidences s’en profile une autre : on ne devient pas vieux, on vieillit. Et avec cet âge qui me change, le regard sur mon lointain passé se charge de reconnaissance et de regret de ne pouvoir l’exprimer. Il m’arrive de repenser à certains de mes profs. Mes "maîtres", comme on ne disait déjà plus dans mes années 60 et 70.
Deux personnes ont eu une influence totale sur mon écriture et, bien plus, sur mon plaisir d’écrire : mon instituteur de première primaire, un "frère des écoles chrétiennes". Pour l’initiation et l’exactitude. Et vous, pour la beauté et l’expression.
Ce Frère Henri, je l’ai croisé par hasard il y a quelques mois. En rue. Il se souvenait de moi. Je lui ai dit ce que je viens d’écrire, qu’il était pour beaucoup dans mon écriture. Mais il n’avait pas envie d’entendre cela. Il semblait fatigué de la vie, triste et solitaire. Il a décliné mon invitation à prendre un verre. Ai-je eu tort de l’accoster ? De lui dire ce que je lui ai dit ? Je me le demande encore.
Quant à vous, il y a dix ans que nous nous sommes parlé pour la dernière fois. Je m’en souviens très bien. Vous critiquiez le roman que je vous avais donné à lire. Vous n’y trouviez pas ce côté psychanalytique que vous cherchiez dans toute lecture. Vingt-quatre ans après, j”étais encore l’élève face au maître. Depuis, je croyais que nous n’aurions plus de contact. Un peu comme maintenant je le pense du Frère Henri. C’est pour cela que votre mot me remplit d’aise et de, oui oui, ce sentiment de bonheur simple que génèrent les échanges. Dans mon monde donc, vous vivez encore. Et vous venez d’y agir. Je vous en remercie.