Carton rouge à l’hippodrome de Boitsfort

Posté le 12 juillet 2010 dans Divers

Sous le regard langoureux de son épouse encore allongée sur le lit conjugal, Monsieur Matuvu, directeur de l’hippodrome, lisse sa moustache en n’hésitant guère sur la quantité de cirage. Pensez donc, ce dimanche soir c’est fête. La toute grande et belle foule est attendue à la Terrasse, lieu où l’on rivalise d’élégance et d’à-propos. C’est le clou de l’année. Mieux même : cette soirée n’a lieu qu’une fois tous les quatre ans. Et c’est ce soir ! Allez, encore un peu de cirage, on n’est pas chiche. « Vous plaît-elle, ma Mie ? » fait-il en lançant un regard inquiet vers sa gente dame, prenant soin au passage de rentrer le léger embonpoint qui menace la ligne impeccable formée par son plastron amidonné.

« Vous serait-il possible de nouer mon nœud papillon ? » lui demande-t-il alors d’un air gourmand. « Oh Georges, vous serez toujours un grand fou !… » lui susurre-t-elle en soulevant les frous-frous de son déshabillé de soie. C’est devenu un rituel entre eux. A chaque événement d’importance, c’est Louise-Marie qui parachève les interminables accommodements vestimentaires. Sa contribution à l’étiquette. Pour rien au monde, elle ne laisserait son époux véhiculer une quelconque négligence de style. Ou pire : une faute de goût, doux Jésus. Accroupie à ses pieds pour épousseter d’improbables particules de poussière que la domestique aurait laissées sur le pantalon de redingote, elle l’interroge sur le déroulement de la soirée. Cela donne l’occasion à Georges de passer en revue l’ensemble des préparatifs orchestrés de main de maître depuis des mois : le parking des calèches a été entièrement désherbé. Les tables et chaises de la terrasse ont été repeintes, de ce vert bouteille qui fait la réputation de la maison. Plus de mille bouteilles de champagne sont au frais en attendant d’être sabrées par Firmin. L’orchestre a répété, Beethoven, Brahms et Schubert. Eh oui, ce n’est pas cette année encore que l’on jouera du Mozart, décidément trop moderne. Mais surtout, cette tribu de romanichels qui campait dans la forêt, à quelques encablures à peine de l’entrée de l’hippodrome, a été enfin délogée grâce à l’intervention de son ami Monsieur le Préfet.

« Tout est donc fin prêt, ma chère. Vous pouvez être fier de votre époux… » fait-il en redressant le torse devant son miroir et en coiffant son haut-de-forme qu’il vient d’épousseter pour la douzième fois. « Oh mais je le suis, mon cher ! La foule n’aura d’yeux que pour vous, j’en suis sûre ! » Monsieur Matuvu sourit à s’en redresser les moustaches. Il se voit déjà serrer des mains à tire-larigot. Tous ces gens, qui se font un honneur d’être de l’événement, et qui rivaliseront d’élégance, les femmes dans leurs longues robes et sous leurs ombrelles, les hommes dans leurs habits d’un noir de geai et leurs gants blancs. Ah quelle soirée cela va être, diantre ! Les petits tapotements de Louise-Marie sur le dos le ramène à la réalité : ses domestiques, les serveurs, les gardiens, les cochers, les majordomes, Firmin, tout le monde l’attend dans dix minutes pour une dernière harangue. Il doit se hâter. Mais il ne veut pas pour autant rater son effet sur son épouse. Ah ça oui, ce qu’il va lui révéler à l’instant va la sidérer. « Savez-vous, ma chère… commence-t-il avec une certaine solennité, qu’aux Amériques, certaines personnes se promènent en … maillot de corps ? » Il est sûr de son effet. Louise-Marie porte la main à la bouche. « Oh ! Mais vous parlez sans doute d’ouvriers… ces gens ordinaires qui construisent des maisons ou de ces… comment dit-on encore… ah oui : automobiles ? » « Non, non, ma chère, répond Monsieur Matuvu d’un air grave et satisfait de la stupéfaction qu’il va provoquer, il s’agit bien de gens comme vous et moi, aussi incroyable que cela puisse paraître. C’est notre ami l’ambassadeur, Monsieur Colle-Monte, qui m’a narré cela il y a peu : lors de son dernier séjour à Washington, il a vu des personnes tout à fait honorables se promener en rue dans une sorte de chandail à manches courtes. Ils appelleraient cela des T-Shirts… » « Mais ce ne seraient pas ces… euh comment dit-on encore, vous voyez, enfin, ces gens aux mœurs si particulières ?… » « Des pédérastes ? Mais non, non, ma chère, je vous dis : des gens comme vous et moi ! »
« Oh Georges, fait Louise-Marie en s’affalant dans le fauteuil Windsor qu’elle a hérité de son aïeul, promettez-moi une chose : que jamais au grand jamais vous n’autoriserez de tels accoutrements dans notre domaine ! »

C’est à ce moment-là que Firmin est venu frapper à la porte pour appeler son maître à la réunion. L’histoire ne dit pas si la petite tape que Georges déposa doucement sur la joue empourprée de Louise-Marie était un signe d’accord. Ou si elle signifiait plutôt qu’il fallait vivre avec son temps, que voulez-vous prout prout ma chère.

Eh bien moi je sais !
Depuis hier soir, je sais que Monsieur Matuvu accédait à la demande de son épouse, malheureusement disparue depuis des suites d’une tuberculose mal soignée. Sur sa tombe, Monsieur Matuvu lui jura qu’il mettrait tout en œuvre pour que jamais personne ne franchisse en T-Shirt les grilles de l’hippodrome de Boitsfort. Il s’en faisait un devoir personnel, une consigne qu’il transmettrait également à tous ses descendants et successeurs.
Nous en sommes maintenant à la septième génération de Matuvu à la tête de l’hippodrome. Et cette règle a toujours été scrupuleusement respectée ! J’en suis la preuve vivante. Hier donc, je m’étais mis dans la tête d’aller là-bas pour regarder la finale du Mondial sur un écran géant. J’en fus refoulé sèchement. Parce que j’étais en T-shirt ! Un T-shirt élégant, noir, une sorte de soie qui, je crois, me sied bien, mais un T-shirt.
Eh bien, penaud et contrit, en rebroussant chemin, je l’avoue, j’admirais cette abnégation de la direction de l’hippodrome. Pensez donc : prendre le risque de passer pour les premiers ploucs d’un ringardisme absolu, durant un 21ème siècle davantage influencé par Dolce&Gabana que par Lacoste, au risque de mécontenter de manière définitive des gens comme moi qui, tout simplement parce qu’ils se sentiraient insultés, proclameraient solennellement, ici par exemple, que plus jamais ils ne mettraient les pieds à l’hippodrome de Boitsfort, lieu d’une ségrégation idiote et infâmante digne du dix-neuvième siècle et qui aurait pu provoquer des révolutions françaises si du moins le T-shirt avait existé à l’époque… tout ça au nom d’un amour courtois pur et éternel ? D’une promesse faite sur une tombe au début du siècle dernier ? Eh bien franchement, c’est beau, romantique à pleurer. Bravo, Monsieur Matuvu et tous ses successeurs !

Je suis rentré chez moi, conscient que je ne correspondais pas aux codes vestimentaires de la pauvre Louise-Marie, paix à son âme. Avant d’allumer la télé, je me suis empressé d’enfiler polo Lacoste et cravate. Et j’ai sorti ma vuvuzela, avec laquelle j’ai joué mon air favori, une chanson d’Yvette Guilbert, une aïeule sans doute, contemporaine de Louise-Marie.

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