Il y a un an, mon père mourait de l’Alzheimer. Crasse de maladie qui vole la mémoire et prive tous les proches de souvenirs enracinants.
Lorsque la maladie a été déclarée, huit ans plus tôt, j’ai proposé à mon père de passer du temps avec lui. Pour qu’il me raconte des parties de sa vie qui restaient floues. Ou qu’il n’avait tout simplement jamais racontées. Par pudeur, manque de temps ou simple oubli. Mon père a été très heureux de ces moments. Il en redemandait. Et ma mère, qui assistait aux entretiens, découvraient des aspects de l’existence de son mari, dont elle partageait la vie depuis plus de 50 ans. La petite enfance et ses visites dominicales au cimetière, sur la tombe de son frère et sa soeur, tous deux morts en bas âge. Les pleurs de son père lorsque le petit Michel est décédé. Les blagues au Patro. La guerre, l’emprisonnement de son frère collabo, le paradoxe entre la solidarité familiale et le refus de cautionner l’incautionnable. A-t-il été torturé en prison ? lui demandai-je. L’émotion dans la voix faisait ressortir ce souvenir volontairement enfoui et jamais remonté à la surface depuis près de 60 ans.
Ces moments passés avec mon père, dit “Popol”, furent tout autant merveilleux qu’instructifs. J’avais le sentiment de faire oeuvre utile. En réactivant les souvenirs, j’aidais Popol à lutter contre la maladie, et je collectais des tranches de nos racines, je les reconstruisais, les collais pour la postérité. Un puzzle de millions de pièces.
Et puis il y a eu la cata. Un crash disque. Pfuit, tout perdu ! Je n’avais évidemment pas fait de back-up. La honte. Je ne l’ai jamais dit. Ni à Popol ni à ma mère ni à personne. C’est la première fois que je “l’avoue”. Le transfert de mémoire a bien eu lieu. Mais tout se trouve maintenant dans mon seul cerveau. Jusque-z-à-quand ?
Je pensais déjà à Masaga à l’époque. Allez savoir, peut-être ce crash disque m’aura-t-il convaincu de monter ce site. Il aurait existé il y a huit ans, j’aurais encodé immédiatement ce que Popol me racontait. Et ses souvenirs si précieux, si beaux et si banals en même temps, auraient été protégés, définitivement, contre les méfaits du temps. Pour la mémoire de Popol. Et pour le plaisir de ses futurs millions de descendants.
Maintenant que Masaga est en ligne, je me plais à penser à ces millions de personnes âgées qui s’ennuient dans une nostalgie d’un temps révolu. Ces gens ont vécu d’autres époques. Des angoisses et des plaisirs. Des frontières, des émois, des limites, des règles, des codes, des rêves, des excitations. Des jeunesses aussi. Et des illusions. A leur crépuscule, ils reçoivent de temps en temps la visite de leurs petits-enfants, aux vies si diamétralement opposées. Des petits-enfants que parfois ça ennuie aussi profondément, cette obligation des visites.
Imaginons maintenant que ces petits-enfants viennent avec leur ordinateur portable. Ils s’installent dans le salon, et bon-papa coupe la télé. Il s’assied dans son fauteuil. La langue essuie la mousse de la Duvel qui restait sur la lèvre supérieure. Elle est prête à se délier, la langue. Sourire d’un côté, souris de l’autre. Dis, bon-papa, raconte-moi ta vie…