Je n’aime pas les mauvais gâteaux au chocolat

Posté le 1 janvier 2008 dans Divers

Ce qui suit est à peine une histoire. Elle ne comprend aucun suspense, pas plus qu’elle n’évoquera des meurtres, du sexe ou des affaires d’escroquerie internationale. Elle est banale, sachez-le. En outre, elle ne comporte aucune surprise et sa chute est connue de tous. Parce que tous autant que nous sommes, nous l’avons déjà vécue, cette histoire. Et si ce n’est qu’une fois en ce qui concerne certains d’entre vous, sachez que c’est parce que vous êtes encore jeune et qu’il y en aura d’autres. Il y en a toujours d’autres. C’est en quelque sorte le mouvement perpétuel. Des scientifiques arméniens ont en effet établi qu’en moyenne chaque être humain aurait à connaître cette histoire 16,87 fois dans une vie normalement constituée. J’en suis à 16. Et je commence sérieusement à m’en faire. D’une part parce que c’est le signe que j’arrive sans doute au terme d’un parcours riche de cette histoire. D’autre part parce que je suis totalement incapable de prédire comment va se dérouler cette 0,87 prochaine fois.
Il s’agit du syndrome du gâteau au chocolat.

Allez, avouons, ça nous est tous arrivé de nous retrouver à un repas avec une petite dizaine de convives. La maîtresse de maison a tout prévu pour que ça se passe bien, et même qu’en quelque sorte cette soirée reste mémorable, à la bonne franquette ou en mettant les petits plats dans les grands, peu importe. L’apéro fut convivial, l’entrée originale, et le plat particulièrement relevé. Avouons-le aussi, on a pas mal picolé. Il faut dire que ce Minervois, on croirait pas, mais franchement, ces vins régionaux, ils se sont drôlement améliorés. Et puis l’ambiance, jusqu’à présent, a été sympa. Cet Alain que vous ne connaissiez pas vous a fait rire aux larmes, incroyable ce type, quel bagout ! Et puis cette Nathalie, qui mime tout ce qu’elle raconte… Faudra les inviter un de ces quatre.

Arrive le moment du dessert. Et c’est une surprise ! annonce la maîtresse de maison. En effet, Brigitte a eu la géniale idée de nous préparer son gâteau au chocolat ! Tous les regards convergent vers une Brigitte qui était pratiquement passée inaperçue jusqu’alors et qui, sentant son heure de gloire arrivée, devient évidemment toute rouge en bafouillant un « Eh oui… ben voilà… j’aime bien préparer… euh… les gâteaux au chocolat… c’est un peu… ben oui… ma spécialité ha ha ha… ». La maîtresse de maison, qui revient triomphalement de la cuisine avec le gâteau en question avachi sur une assiette, précise que « Brigitte a bien fait, ha ha ha, parce que justement j’avais complètement oublié le dessert !… ». Son mari, qui a toujours conjugué cynisme et délicatesse, clôture par un « Comme toujours ! » en débouchant cette fois-ci un Monbazillac dont vous me direz des nouvelles.

Je ne sais pas vous, mais moi, avec mes quinze expériences précédentes, j’ai évidemment déjà flairé l’embrouille. Mais il est trop tard. Je ne peux pas, tout d’un coup, prétexter un rendez-vous. Il est 23h30. Pas plus que je ne peux invoquer une soudaine crise de foie, à voir la fourchette que j’ai activée avec tant d’entrain tout au long de la soirée. Et de toute façon, la maîtresse de maison y va déjà de son couteau à répartir à parts égales l’instrument du supplice à venir.

Et c’est parti. Le silence s’établit autour de la table. Tout le monde commence à mâcher, mastiquer, broyer, triturer en essayant d’évaluer le temps qu’il faut encore pour se risquer à avaler cette première bouchée sans s’effondrer d’étouffement au milieu de la table. Cinq à six minutes sans doute. Et dire qu’il y en a encore facilement une bonne demi douzaine après ! On n’ose évidemment pas regarder les autres. On est bien seul dans l’épreuve et la souffrance. Et on mâche, remâche et reremâche. Bien sûr, le Monbazillac pourrait aider à faire passer tout ça. Mais, du coin de l’œil, vous avez quand même eu l’occasion de lorgner le verre de votre voisin, le premier à oser ce geste sacrilège, et vous vous dites que franchement ça ne fait pas très chic un verre de vin blanc avec plein de miettes de cet infâme gâteau au chocolat qui restent désespérément collées sur les bords et ce malgré les efforts discrets dudit voisin. Et bien sûr aussi vous vous dites que ça ne se fait pas de demander, à cet instant précis, à la maîtresse de maison si par hasard elle aurait de l’huile d’olive. Alors, avec le fatalisme résigné qui vous reste, vous continuez à mâcher, mastiquer, broyer, triturer.

Dans ce silence monacal troublé par la seule mastication de tous les convives, vous ne pouvez toutefois vous empêcher de jeter un regard vers cette satanée Brigitte. Avec son sourire idiot, elle continue à regarder tout le monde, en quête de signes d’assentiment et de reconnaissance. Et bien sûr, elle croise votre regard. Dès lors vous ne pouvez vous empêcher, tout en mastiquant, de lui faire un petit sourire et un petit geste du pouce, l’air de dire « Superbe votre gâteau au chocolat, croyez-moi, si on se tait à ce point, c’est qu’on le savoure, votre trou du cul de gâteau au chocolat ! ». En fait, vous ne vous y prenez pas autrement que si vous vous étiez engagé à courir le marathon et que vous répondiez aux interrogations de votre cardiologue après les dix premiers kilomètres. Super ! On assure ! Pauvre con ! Bien sûr aussi, ça ne vous a pas échappé le fait qu’elle, cette Brigitte de mes deux, n’en a pris qu’un tout petit peu de ce foutu gâteau à la mords-moi-l’nœud. Elle le connaît par cœur, a-t-elle expliqué, et elle peut en manger quand elle veut ! Dès lors, elle préfère en laisser plus pour les autres !…

A ce moment, alors qu’il vous reste encore plus d’une demi assiette à terminer et que dès lors le bout du tunnel est encore totalement hors de portée, vous vient à l’esprit une solution. Dans le fond, ce ne serait pas con, une fois, comme ça, de la forcer à tout bouffer, à la Brigitte. Tous les autres convives seraient d’accord, vous en êtes certain. On l’installerait dans une chaise, style chaise de bébé, qu’elle ne puisse surtout pas s’échapper. Et chacun son tour on lui fourguerait une cuillerée. Une cuillère pour Alain. Une cuillère pour Nathalie. Une cuillère pour André. Bien sûr elle se débattrait, pleurerait, supplierait. Mais vous serez forts, tous. Elle doit tout manger, tout ! Ah si vous pouviez…

Enfin le bruit des déglutitions ultimes indique la fin du calvaire. Le Monbazillac est vide, et les serviettes soignent toutes ces lèvres qui ont tant travaillé. Le silence perdure l’effort. Malgré l’apaisement unanime, les regards sont tristes, soumis, vaincus. Discrètement, chacun regarde sa montre. Seule Brigitte relève la tête, promenant son regard souriant et inquiet. Ça a été ? demande-t-elle en se mordant la lèvre. Alors quelqu’un, bon samaritain, il y en a toujours des comme ça, répond en déposant sa serviette un « Délicieux » aussi tonitruant qu’hypocrite. Et les autres d’appuyer d’un signe de tête, avec des « oh oui ! » ou des « superbes », dont personne, à l’exception de Brigitte, n’ignore qu’ils ne sont inspirés que par le profond soulagement d’avoir, une fois de plus, survécu à l’épreuve.

Réjouie, Brigitte s’exclame « Ouf ! J’avais peur que ça soit trop sec… Je suis contente ! La prochaine fois, j’en apporterai encore plus ! »

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