L’enfance est lointaine et pourtant si proche.
D’une tribu de cousins cousines, germains comme plus éloignés, un sourire aujourd’hui me hante. Isabelle. C’était ma petite cousine.
Avions-nous connu quelque émoi de ces rencontres innocentes dans les pelouses du boulevard Léopold ou de l’avenue de Maire ? On le dirait aujourd’hui. Mais c’étaient de purs sentiments de gosses naïfs et avides de découvrir les valeurs d’une vie généreuse, dans l’amitié et la fraternité. Insouciants d’un sort qui semblait nous gâter, nous croquions nos jeux de scouts à pleines dents. Et avec le sourire d’Isabelle, un sourire constant. Regards rieurs et solidaires, heureux de nous connaître. D’être unis dans le hasard d’un destin.
J’aimais sa famille. Famille issue de germains, où nous étions autorisés à appeler les adultes par leur prénom, sans les affubler des titres d’oncle et tante qui les auraient peut-être fait paraître plus lointains. Cette famille m’a accueilli plus d’une fois, et j’y étais heureux. Christiane, douce et bienveillante, légère et heureuse. Optimiste en toute circonstance, et encourageante face à tous les défis. Mère aimante à l’occasion des enfants qui lui étaient confiés. Michel et son leadership naturel, patriarche avant l’âge, médecin de famille qui se plaisait d’une phrase bien choisie à soigner aussi les mauvaises humeurs. Manu de mon âge. L’intello à l’humour pointant derrière ses mots sérieux pince sans rire. Et les autres, plus jeunes que moi, Alain, Isabelle, Cécile, joyeuse tribu où les rires fusaient parmi les jappements de Mouquette, cette chienne aussi joyeuse qu’imposante.
La petite Isabelle était ma copine, ma complice, ma douce amie.
Et puis le sort s’en est mêlé. La tribu a payé son tribut de la responsabilité de son patriarche. Michel est parti nettement trop tôt, appelé à la rescousse d’une sœur dans la douleur de la perte de son enfant. Un dérapage au petit matin avait rendez-vous avec l’horreur. La vie est injuste, c’est la mort même qui nous l’enseigne.
Je me souviens de ce lundi à l’école, où un oncle nous apprit la nouvelle. Michel n’est plus. Je me souviens des larmes silencieuses dans les yeux de Manu, le fils aîné, qui devenait d’emblée l’aîné tout court. Ces pleurs cachaient bien mal le regard d’adulte qui d’un coup s’était formé. Je me souviens de ces bouilles de gosse auprès de leur maman digne dans la douleur et l’espérance. Belle femme droite et juste dans l’adversité.
Et puis la vie s’en est mêlée, se montrant toujours plus forte que la mort. Et on ne s’est plus vus, c’est la vie. De loin en loin, on était au courant. Des enfants qui naissaient. Des couples qui rencontraient des difficultés. Des maladies qui nous atteignaient. De cette leucémie surtout qui insidieusement s’était attaquée à ma petite cousine. Et de l’espoir qui succédait, à nouveau, à l’angoisse. On ne se contacte pas même si on s’en veut de remettre toujours à plus tard cette envie de le faire.
Il y a un an et demi, je me suis pointé aux 85 ans d’une tante. Beaucoup de monde. Enormément de têtes qui avaient changé. Normal. Énormément de nouvelles têtes aussi. Certaines déjà adultes, misère que le temps court !… Des têtes bien faites aux airs de famille manifestes. Je suis un peu perdu dans cette ambiance si ancienne pour moi. Et puis un sourire me frappe l’épaule. Un sourire large et entier, franc et heureux. Isabelle ma petite cousine devenue grande. A-t-elle changé ? Si peu. Mais son sourire, pas du tout. C’est le même. Aussi généreux et ouvert. Sincère. Trente-cinq ans que nous ne nous sommes pas vus. Nous sommes heureux de ces retrouvailles. L’étreinte adulte est plus forte que la réserve naturelle que nous avions enfants. Nous nous racontons nos vies, nos enfants, nos boulots, nos plaisirs, nos joies. Et son flirt avec la mort. Et le soutien de sa maman, de ses frères et sœur. Elle est émue dans ce rappel de la force de la solidarité familiale. Elle est forte face à l’épreuve, qu’elle me présente comme étant révolue.
Nous nous disons ce que nous ne nous sommes jamais dit : oui, nous étions tous deux les cousin cousine préféré l’un de l’autre. Ça fait quelque chose, même si longtemps après. Dans le fond, nous pouvons encore l’être, non ?
Elle m’a écrit dès le lendemain. Nous avons poursuivi l’échange sur la vie et la mort. Sur Dieu et la religion aussi. J’évoque moi-même son rapport à la religion, qu’on m’a dit fort. Elle confirme, en disant toutefois qu’elle n’en parle pas d’elle-même, parce qu’elle a cru comprendre qu’elle lassait ses amis. Ce n’est pas qu’elle croit en Dieu, me dit-elle, c’est qu’elle l’a rencontré, et qu’elle l’aime. Je lui dis que je suis athée, mais totalement tolérant. Je n’ai jamais fait partie des anti-cathos, mais je m’amuse à lui communiquer l’une de mes devises : « Dieu me préserve des religions ! » Et je rappelle cette citation attribuée à je ne sais plus quel auteur « Je suis athée, Dieu merci ! » Nous en rigolons. Elle me raconte sa foi. Je la respecte, même si j’ai du mal à suivre. Nous parlons, pour la première fois sans doute, de la mort de son papa. Mais aussi de nos valeurs, qui font que les cousins préférés peuvent le rester, malgré l’athéisme de l’un et le mysticisme de l’autre. Et à nouveau de la mort, de la vieillesse. Celle de nos parents. Mais aussi celle qui nous attend, un jour, dans trente ou trente-cinq ans.
Le ton de nos échanges montre que le contact ne se coupera plus.
Un soir, je passe chez elle à Tournai. Isabelle et son sourire. Sa gaité, son enthousiasme. Ses rires. Christiane est là. C’est elle qui me reconduit à la gare. Je lui dis que je suis content de l’avoir revue, elle mais bien sûr aussi Isabelle, ma petite cousine au sourire d’ange.
C’est la dernière fois que je l’ai vue. Quelques mois plus tard, un coup de fil affreux m’apprend qu’Isabelle est décédée. Le cancer, ce salaud, a repris le dessus. L’a découragée. L’a tuée. Le sourire s’est figé. Irrémédiablement. Ma cousine, ma petite cousine qui ne connaîtra pas la vieillesse.
J’ignorais qu’elle avait eu une rechute. Pourquoi n’a-t-elle pas contacté son cousin ? Pourquoi n’avons-nous pu poursuivre nos écrits, nos échanges ? Pourquoi n’ai-je pu lui dire au revoir ?
Je m’en veux. Maintenant, je ne peux plus rien lui dire. Moi l’athée, je ne crois pas qu’elle soit là haut à me lire, à entendre ma tristesse, à calmer mes remords. Je suis incroyablement triste. Il me manque quelque chose dans cette communication. Je gueule dans le désert. Je hurle, mais elle ne m’entendra plus. Je n’aurais rien pu faire évidemment. Simplement l’accompagner dans son départ, dans sa douleur. A-t-elle connu le désespoir, elle qui croyait tant ? Je dois parler avec Christiane, avec Manu. Combler ce vide incomblable. Mais que leur dire ? Si ce n’est que c’était ma petite cousine préférée ? Et qu’elle restera toujours à mes yeux le Sourire Isabelle.