La convocation émanait d’un étrange TPV et m’intimait l’ordre de me présenter le 31 décembre à 8h tapantes dans les bureaux du ministère de l’Intérieur. Si je ne me présentais pas, les conséquences, disait la convocation, seraient extrêmement dommageables. Je devais m’y plier. Aucune excuse ne serait tolérée.
Ma femme, le matin, m’étreignit d’une manière qui ne nous était pas coutumière. Elle me glissa une écharpe et un saucisson dans la poche de mon pardessus gris. On ne sait jamais, fit-elle, les larmes aux yeux. Le regard des enfants m’accompagna du balcon de notre appartement jusqu’à mon entrée dans la bouche de métro. Leurs petits signes tristes de la main témoignaient d’une inquiétude qu’ils n’avaient jamais manifestée. C’est avec des pas lourds que je descendis les quatre volées d’escaliers qui m’amenèrent sur le quai. Dans la station résonnaient des chants de noël un peu particuliers. A capella et uniquement avec des voix d’hommes. On aurait dit les chœurs de l’Armée rouge. Ce n’est que sur le quai que je m’aperçus que tous les hommes autour de moi semblaient tout aussi tristes. Et anxieux. A côté de moi, un homme tremblait, une feuille à la main. C’était la même convocation que celle que j’avais reçue. Je m’approchais de lui au moment où le métro s’engouffrait dans la station. J’en eus alors la certitude : le gars voulait se jeter sous la rame. Instinctivement, je mis ma main sur son épaule gauche. Il sursauta et fit un pas en arrière. Peut-être venais-je de le sauver. Il me lança un regard effrayé. Je n’ai rien fait ! me fit-il les yeux baissés vers le sol.
Je lui expliquais que moi aussi j’avais reçu la même convocation et que je ne savais pas de quoi il s’agissait. Il regarda autour de lui, visiblement encore plus effrayé. Ne me parlez pas ! chuchota-t-il en s’éloignant à grands pas pour entrer dans la rame, prenant soin de choisir un autre wagon que le mien. J’y entrai moi aussi. Tous les hommes regardaient par terre, ne disant rien, avec un vide total dans le regard. Et tout le monde descendit à la même station, celle du ministère de l’Intérieur.
Une file s’était formée sur le trottoir, encadrée par des policiers à l’allure sévère, portant un uniforme gris qui semblait nous ramener à une époque révolue. Je pris place dans la file. Et attendis.
C’est un peu après 9h que je pénétrai enfin dans un hall qui, à l’évidence, faisait office de salle d’attente. Près de l’entrée, assis à une table, deux hommes consignaient les présences dans un registre assez volumineux. Je présentai ma convocation et ma carte d’identité. Le cerbère me lança un regard d’une sévérité sans pareille. Comme si j’étais à moi seul le responsable du fait qu’il doive travailler un jour où tout le monde était, a priori, occupé dans les préparatifs de son réveillon. Sauf lui et ses collègues. Et les centaines de pauvres gars comme moi qui, tous sans doute, ignoraient de quoi il s’agissait. Je fus surpris de l’entendre me demander mon téléphone portable et surtout son code. Il s’en empara et le mit dans un panier avec le numéro de ma convocation et le code secret sur un post-it. Il me remit par la suite un reçu, me faisant de la tête le signe de dégager. Dans le hall, il n’y avait pas moyen de s’asseoir. La file continuait devant une porte au-dessous de laquelle un écriteau reprenait ces énigmatiques lettres T, P et V.
Je pris place à nouveau dans la file. Comme tout le monde. C’était bizarre. Comme si on avait tous envie d’en avoir fini le plus rapidement possible avec cette procédure inattendue mais qui nous terrifiait en même temps.
Au fur et à mesure que je m’approchais de la porte, je sentais l’angoisse m’étreindre davantage. J’avais envie d’aller aux toilettes, mais je n’osais pas quitter la file, de peur de perdre ma place. De toute façon, il ne semblait pas y avoir de toilettes.
J’entrai dans une grande pièce sans rien dire et avec des petits pas tremblants. Au fond, devant une immense tapisserie représentant une bataille sans doute célèbre, où de nombreux cadavres s’amoncelaient, avec des chiens et des chevaux éventrés, une grande table était dressée avec sept personnes. Tous des hommes au regard sévère et en costume noir, chemise blanche et cravate noire. Je m’approchai d’eux sans trop savoir quoi dire, lorsque l’homme tout à droite, cita mon nom, et tendit mon téléphone portable à l’homme du milieu, visiblement le président de la séance.
Celui-ci parcourut rapidement la feuille qu’on lui avait tendue, tiqua gravement, avec une grimace de dégoût, et enfin me regarda. Sa voix profonde était piquante et sévère. Sèche.
– Monsieur Guilbert, savez-vous pourquoi vous êtes convoqué présentement ?
– Euh… non, désolé. Je suis venu parce que j’ai reçu cette convocation ?
– Et que savez-vous des raisons de cette convocation ?
– Rien, rien, je vous jure, monsieur le président.
– Vous ignorez donc ce qu’est le TPV, le tribunal qui vous a convoqué ?
Devant l’aveu de mon ignorance totale de sa fonction, l’homme sembla piqué. Vexé. Il haussa alors la voix pour me faire la réclame de l’institution qu’il semblait diriger. Le TPV, s’exclama-t-il en articulant proprement, est le Tribunal de la Pertinence des Vœux ! Alors ?…
– Alors quoi ? fis-je en tremblant et comprenant encore moins la raison de ma convocation.
Il me foudroya du regard, comme si ma question était complètement farfelue. D’un geste brutal, il ouvrit le dossier qu’on lui avait glissé à mon nom. Il souleva quelques feuilles rageusement, et avec un sourire de dégoût redressa sa tête vers moi, menaçant, le doigt en l’air.
– Alors, Monsieur Guilbert, si je me réfère au dossier que mon administration a constitué à votre endroit, je lis qu’il y a juste un an vous avez envoyé vos vœux à cinquante-huit personnes, des vœux qui, tous, en substance disaient ceci, je vous cite : « Que 2018 vous apporte prospérité et bonheur ! ». Vous reconnaissez les faits, Monsieur Guilbert ?
– Euh… je… ne sais pas, sans doute oui, vous savez c’est des formules toute faites…
– Non, Monsieur Guilbert, ça ne peut pas être des formules toute faites ! explosa-t-il avec l’assentiment de ses assesseurs qui opinaient gravement du bonnet. Non, Monsieur Guilbert, nous n’avons pas le droit d’asséner comme ça, par pure légèreté, des vœux qui ne se distinguent que par le mensonge ou, pire, la moquerie !
– Le mensonge ?…
– Oui, le mensonge, Monsieur Guilbert ! Parfaitement : le mensonge ! Pouvons-nous entendre votre rapport, Monsieur le Premier Conseiller ?
Le président venait de se tourner vers son voisin de droite qui prit une profonde inspiration et se mit à lire un document qu’il positionna entre lui et le président.
– Sur les 58 destinataires des vœux de l’accusé, l’administration fiscale nous indique que strictement aucun d’entre eux ne peut prétendre à l’exaucement des vœux de Monsieur Guilbert. En moyenne, le pouvoir d’achat de ce panel de citoyens a diminué de 1,238 % durant cette année. Pire : 37,93 % d’entre eux – c’est-à-dire précisément 22 personnes – ont misé un total de 1.540 euros dans les jeux de hasard diligentés par notre Loterie nationale, pour n’en retirer qu’un maximum de 25 euros de gain. Quant à leurs relations bancaires, il nous revient que treize membres du panel en question, ont reçu une citation d’huissier pour non respect des échéances. Une personne, Monsieur Dumais, a dû rendre sa carte de crédit le 28 mai 2018. Dès lors, Monsieur le Président, le diagnostic de notre administration fiscale est clair : aucune des personnes à qui Monsieur Guilbert s’est permis d’adresser des vœux de prospérité n’a vu sa situation financière personnelle s’améliorer cette année.
J’étais effrayé par le procès que l’on me faisait. Le président le perçut, croyant toutefois que je manifestais une sorte de rédemption. Opinant de la tête, il demanda à son conseiller de poursuivre.
– Quant aux vœux de bonheur, poursuivit celui-ci, les faits démontrent là aussi la légèreté coupable de Monsieur Guilbert : la consommation de tranquillisants et d’anxiolytiques de toute sorte dépasse largement la moyenne nationale. Ces cinquante-huit personnes ont cumulé en outre précisément 445 jours d’absence pour raison médicale, ce qui, là aussi, dépasse la moyenne nationale de plus de 18 %. Des enquêtes de voisinage diligentées par nos services, il revient enfin que plus de la moitié des membres du panel semblent avoir connu cette année une recrudescence remarquable – dans le sens d’être remarquée par lesdits voisins – de leurs conflits de couple. L’ensemble de ces éléments dément donc et de manière irrévocable, Monsieur le Président, l’éventualité que les vœux de soi-disant bonheur proférés par Monsieur Guilbert aient pu être atteints. Voilà, Monsieur le Président, il n’y a rien à ajouter.
J’étais atterré.
– Il n’y a rien à ajouter en effet, et je vous remercie, Monsieur le Premier Conseiller, fit le président. Il me toisa : Monsieur Guilbert, j’espère que vous comprenez la gravité de la situation…
– Euh… oui…
Je sentais que je n’avais guère le choix. Et pourtant le président se mit dans une fureur véritable. En tapant sur la table, il explosa :
– Et pourtant, Monsieur Guilbert, j’observe que vous vous obstinez, que vous récidivez !
Il prit mon téléphone portable, le pianota avec ses gros doigts et avec une certaine maladresse. Regardez ici, ce message envoyé hier à une certaine Jacqueline : « Que 2019 te soit profitable à tout point de vue… » Qui est cette Madame Jacqueline, Monsieur Guilbert ???
– Euh… c’est une collègue de bureau. Une secrétaire.
– Quelle âge a-t-elle ?
– Euh, je crois 52 ans.
– Et pensez-vous sincèrement que l’année 2019 puisse, « à tout point de vue » ou même sur un plan parcellaire, être en quoi que ce soit profitable à une secrétaire de 52 ans, Monsieur Guilbert ?
– Euh… ben non.
– Alors ?…
Je restai sans voix.
Le président se tourna alors vers son voisin et demanda « Alors, Monsieur le Second Conseiller ?… »
– Alors, Monsieur le Président, étant donné que le nommé Guilbert en est à son deuxième délit, qui plus est avec récidive douze mois après le premier, le code du TPV indique qu’il est passible d’un retrait de permis d’adresser des vœux pendant les dix prochaines années ainsi que d’une interdiction, pendant cette période, d’utiliser le moindre téléphone portable, de se connecter à Internet avec un ordinateur et de s’inscrire à un réseau social, Facebook compris.
Il dit Facebook avec un dégoût marqué, et se tut. Manifestement, c’était sans appel. Dix ans sans Facebook !…
Le président me regarda, visiblement satisfait de l’effet de la sanction sur moi. J’allais me lever lorsqu’il me retint : Monsieur Guilbert, je vais être bon prince. C’est la nouvelle année et j’avoue qu’il est parfois judicieux de céder à une sorte de romantisme. Je vous propose donc d’amender votre sanction d’un sursis, ce qui veut dire, pour le profane que vous êtes, que si par malheur vous récidiviez à nouveau, la peine deviendrait irrévocable, sans aucune remise possible dans les dix ans qui suivront. Qu’est-ce que vous en dites ?…
– Euh… oui, merci, Monsieur le Président…
– Mais il y a une condition, mon cher Monsieur.
– Et… laquelle ?
– Je fais un test, pour savoir si vous avez bien compris : dites-moi donc quels vœux vous allez envoyer à cette Madame Jacqueline ?
Là, pour le coup, je sentais le piège. Que pouvais-je dire ? A mon sens, je ne pouvais rien suggérer qui soit par trop optimiste. Ou plutôt : utopique. Bonne santé ? Ouh là là, je l’entendais me rétorquer que je ne savais strictement rien des varices de Madame Jacqueline, ou de ses hémorroïdes ou de sa chute d’organes ou de je ne sais quoi encore qui ferait que lui souhaiter une bonne santé aurait été comme retourner le fer dans la plaie. Il s’impatientait, et je sentais que je devais très vite lui donner une bonne réponse, vite vite… Que dit-on en général, la formule la plus plate. Bonne année ou meilleurs vœux, non ? Mais c’est sûr qu’il prendrait cela pour totalement chimérique, irréaliste. Meilleurs… bonne… des termes qui ne collent pas au style de ce TPV. Alors ? fit-il avec un sourire sardonique. Je devais gagner du temps, et me décidai à lui demander s’il s’agissait des vœux pour 2019 ou d’une manière générale. Ma question était stupide, mais c’était juste pour temporiser quelque peu. Je bafouillai :
– Euh… mes vœux pour 2019 ?…
– Magnifique ! s’exclama-t-il en regardant ses collègues, “Mes voeux pour 2019…” Magnifique !… Vous êtes un bon élève, Monsieur Guilbert. C’est parfait ! Dorénavant, vous vous contenterez d’adresser vos vœux de cette manière, en prenant bien soin et comme de bien entendu de changer à chaque fois l’année, n’est-ce pas, Monsieur Guilbert ?
Je n’en revenais pas. Mais je compris que c’était fini, et que je m’en sortais plutôt bien. Je me levai. Et pris congé d’un léger signe de tête en me dirigeant vers la porte de sortie. Au moment où j’allais l’atteindre, la voix du président se fit entendre :
– Monsieur Guilbert ?
Je me retournai, craignant le pire.
– Mes vœux pour 2019, Monsieur Guilbert !
– Mes… mes vœux pour 2019, Monsieur le Président.