Je le dis tout net : je n’aime pas du tout les multiples détournements de ce « Je suis Charlie » qui doit rester, dans l’histoire, totalement lié à l’attentat contre Charlie Hebdo et au répugnant assassinat d’une bonne partie de son équipe, gens connus comme anonymes. L’émoi que cet événement majeur a provoqué dans le monde, et que l’on a comparé, dans son intensité au 11-Septembre, est unique. Il marque le dégout et le rejet d’une atteinte, sans précédent dans le monde moderne, à la liberté de pensée et d’expression. Il faut laisser intact ce Je suis Charlie, au même titre qu’il ne faut pas galvauder le terme génocide. Ils relèvent d’événements trop graves que pour être banalisés.
Dès le lendemain de l’attentat, des A4 affichant « Je suis Ahmed » étaient brandis, un peu comme s’il fallait déplorer que l’on n’en ait que pour les dessinateurs de Charlie. Mais Ahmed faisait partie, bien sûr, des victimes de ce lâche assassinat auquel on voulait s’opposer de toutes nos forces. Il n’y eut pas de Je suis Cabu ou de Je suis Wolinski. Seulement un Je suis Charlie, générique et tellement fort, clamé à des centaines de millions d’exemplaires.
Depuis, le « Je suis » est décliné à toutes les sauces. Il est piqué par les syndicats, les étudiants, les manifestants de tout poil. Bientôt peut-être va-t-on voir un « Je suis Canard » édité par Gaïa ou un « Je suis route en bon état » produit par Touring…
Cet après-midi, j’ai vu un Je suis Airbus A320 liké par plusieurs personnes sur Facebook. Bon. Bien sûr, personne ne peut rester insensible à l’égard des victimes de ce terrible accident d’avion. Mais notre tristesse, notre compassion et notre solidarité peuvent s’exprimer autrement qu’en détournant l’expression d’une toute autre révolte. Aujourd’hui, 150 personnes sont mortes d’un accident d’avion, un moyen moderne de circulation qui, a priori, est de plus en plus sécure. C’est, malheureusement, la faute à pas de chance. Le 7 janvier, dix-sept personnes ont été tuées par des fanatiques qui veulent nous imposer leur vision terriblement rétrograde, obscurantiste et infecte d’un type de société qu’il nous faut absolument refuser. Ça n’est pas la même chose.
Sans doute prendrai-je encore un Airbus A320 en toute confiance. Et peut-être ne rigolerai-je plus jamais des caricatures de Charlie, que je trouvais décidément moins drôles que du temps de mon adolescence et de la grande époque de Cavanna. Mais oui, oui, jusqu’à la fin de ma vie, je pourrai proclamer, avec foi et tristesse, que Je suis Charlie.